« Ils se levèrent tous ensemble, formant une grande armée. »
Ézéchiel
« L’Esprit m’avait conduit au milieu des tombeaux. »
Tertres hâtifs, marqués d’aventureux lambeaux,
Où deux brins de bois sec font une croix précaire ;
Cimetières des bourgs ravagés par la guerre,
Plus peuplés que les murs incertains des vivants,
Sombre auberge, accueillante aux roides arrivants ;
Tranchée obscure ayant la longueur de la plaine,
Où tout un bataillon, dans la nuit souterraine
Close aux reflets du sol comme aux rayons des cieux,
Semble perpétuer un guet silencieux,
Tandis qu’à quelques pas, dans la tranchée ouverte,
Un autre bataillon s’équipe, avant l’alerte ;
Funéraires jardins de l’horizon natal,
Où ceux qui sont venus mourir à l’hôpital
Bercent leur dernier somme en une ombre fleurie :
Tous ces autels des saints nouveaux de la patrie
M’apparaissaient, non point dans l’engourdissement
Que doit seul avertir, au jour du Jugement,
L’éclat prodigieux de la trompe de l’Ange,
Mais soumis au destin des tombeaux que dérange
Le passage pressé d’innombrables convois ;
Car il en arrivait de partout à la fois,
Sur les routes du front, aux chemins de l’arrière,
Et mon rêve hantait ce vaste cimetière
Surplombé d’un ciel morne, indifférent, terni,
Où Quelqu’un cependant veillait, dans l’infini...
*
* *
Alors, épouvanté de l’horreur continue
Que semblait tolérer le calme de la nue :
« Ta rigueur nous condamne ! affirmai-je à l’Esprit ;
Le triomphe du droit sur ton livre est écrit...
Mais de quel prix sera notre vaine victoire,
Si les meilleurs, entrés dans le champ de l’Histoire,
Et chassés par la mort du clair terroir humain,
Ne sont plus en nos rangs pour nous aider, demain ?
Que ferons-nous de l’or, des villes, du beau fleuve,
Si tous les conquérants périssent à l’épreuve ?
La France des matins futurs, que nous rêvions
Comme un navire ouvrant des vagues de rayons,
Abondamment pourvu de canons et de voiles,
Redouté du pirate et chéri des étoiles,
Pourra-t-elle cingler d’un lumineux essor,
Si l’équipage est faible et réduit par le sort ?
Il faudrait, pour qu’aux yeux émerveillés du monde
La splendide victoire offre une paix féconde,
Que les morts prisonniers de ce sol, sous ce ciel,
Comme les ossements épars qu’Ézéchiel,
Quand la voix du seigneur lui cria : “Prophétise !”
Vit s’animer soudain, tel un feu qu’on attise,
Et retrouver chaleur, forme, ombre, mouvement,
Il faudrait que ces morts revivent, Dieu clément !
Ton peuple douloureux est digne d’un miracle... »
Et le vent, qui semblait la bouche de l’oracle,
Aspirant l’étendue immense, sur mon front
Lança ce mot libérateur : « Ils revivront ! »
*
* *
« Si ton œil ne voit point surgir du sol des tombes
Leurs spectres dont l’étroit linceul blanchit les lombes,
Ne dis pas que mon ordre est faux ou sans effet :
Ils revivront, ces morts... non pas morts tout à fait.
Ainsi qu’un pèlerin magnifique, partage
Dans un festin d’adieu, son rapide héritage,
Le héros qui s’abat lègue à ses pairs, debout,
Sa vaillance et son rêve exaltés jusqu’au bout ;
Et qui reprend une arme où la lutte s’atteste,
Sent qu’il remplit un pacte et continue un geste.
Sont-ils morts tout à fait, dans l’esprit et la chair,
Quand leur plus grave empreinte ou leur don le plus cher
Subsiste au cœur tragique et résigné des veuves ?
Quand leur nouvelle vie, avec des forces neuves,
Va fleurir dans les yeux, les lèvres et les bras
De leurs fils derniers-nés, qu’ils ne connaîtront pas !
Regarde, sur la terre où leur cendre repose,
S’allonger un soleil de rouge apothéose,
Ivre d’avoir pompé, jusqu’au soir, trop de sang...
Songe, en ce crépuscule, au jour éblouissant
Que la prochaine nuit ourdira dans ses mailles,
Aux gerbes que vaudront de si lourdes semailles,
Et comme ils seront purs, ardents, fermes et beaux,
Les foyers reconstruits sur de pareils tombeaux !
Le flot évaporé se transfigure en prisme,
Et le héros tombé suscite l’héroïsme.
Ô vous qui déplorez d’avoir vu, dans vos rangs,
Les vides s’élargir aux places des plus grands,
Sachez que toute armée épaisse et corporelle,
Dès le second assaut, entraîne derrière elle
Une armée invisible aux bataillons flottants,
Phalange de légers et divins combattants
Qui sont ses morts, sabrant la horde des peurs lâches,
Accomplissant la part surhumaine des tâches,
Et veillant si les fronts croulent, appesantis...
Ne sanglotez donc plus : “Les meilleurs sont partis !”
Quand leur présence intime en vos groupes demeure,
Et puisque dans le même espace, à la même heure,
Pour la même croyance et les mêmes desseins,
Une communion de héros et de saints,
Joint les morts aux vivants, et les tentes aux tombes ! »
Un grand souffle, ébranlant les cimes et les combes,
Et peut-être, animant jusqu’aux spectres roidis,
Parcourut l’horizon funèbre... et j’entendis
Une voix qui sortait de l’ombre remuée,
— Était-ce de l’abîme ou bien de la nuée ?
Jeter ces mots, puissants comme un coup d’éperon :
« Rebâtissez, vivants, les morts vous aideront! »
Amélie Murat, Humblement, sur l’autel... (1914-1919), Jouve, 1919