À la mémoire d'Alan Seeger
Le petit jour lavait son illustre candeur
Dans l'eau des entonnoirs et le bleu des cuvettes.
Les coteaux s'éveillaient en secouant leurs crêtes
Dans un bain musical de soleil et d'odeurs.
Les fils rouges étaient tombés des piquets tristes ;
La guerre pourrissait, la face entre les pieds.
La source végétale avait, giclant des pistes,
Donné son herbe neuve aux champs estropiés.
Mais en la soulevant de mon bâton de marche
J'ai vu l'étroit couloir des relèves sans fins,
Les abris de rondins bâtis comme des arches,
Les morceaux de tranchée au ventre à demi plein.
L'horizon défendu par son propre mystère,
Si loin que la pensée même n'y croyait point,
M'y voici ! Ce n'est donc que ça ? Un peu de terre
Qu'on foule sans savoir en regardant plus loin.
L'espace parcouru de fourmillantes ondes,
Qui pensait et vivait comme un vaste cerveau,
Bombe, immobile et sec, sous une écorce ronde,
Attendant on ne sait quels fluides nouveaux.
Chacun des trous creusés dans cette solitude
Semblait un cri d'appel pétrifié soudain.
Les gourbis, chancelant sous leur décrépitude,
Couvaient encore, au fond, quelque chose d'humain.
Mes souvenirs levaient le nez hors de la terre.
Aux écriteaux des noms se dépouillaient d'oubli,
Et je voyais surgir, secouant sa poussière.
Un passé que le temps n'avait pas aboli.
J'aurais voulu bondir comme une bête en force ;
Ma joie étouffait mal des chansons et des cris.
Je lançais des saluts dans un rire de gosse :
Bonjour mon vieux créneau ! Bonjour, mon vieil abri !
Sur la route à nos yeux haussant l'inaccessible
Et qui portait l'enfer debout sur un plateau,
Je passe. Nul tireur ne m'y prendra pour cible.
À plat ventre ? Non pas : en homme, et le front haut !
Mais ne pouvais-je pas aux pentes des collines
Finir mon rêve d'homme à peine commencé ?
Mais non ! je suis vivant! et je courbe l'échine
Comme si tous les morts me regardaient passer.
Leur substance imprégnait l'immobile étendue,
Leur pensée était là, mêlée au sol meurtri.
Comme un soupir râlé, comme une voix perdue,
Leur grande volonté monta vers mon esprit :
« Tu t'es gorgé d'extase à manger comme à boire,
Et fatigué les flancs sous des plaisirs trop lourds
Ô poète, ce n'est pas assez pour ta gloire
De bien remplir ton ventre ou de faire l'amour.
« Tu dois mieux que cela aux dieux qui t'ont fait vivre :
Sois de notre douleur l'implacable témoin.
Tu n'as pour l'exalter que les forces du livre.
Va, et frappe au cerveau ceux qui n'entendent point.
« Chante le vocéro funèbre et monotone :
« Souvenez-vous de ceux que la guerre a damnés ! »
Trouble dans leur sommeil ceux qui nous abandonnent,
Et qui n'ont pas souffert, et qui n'ont rien donné.
« Impose à leur dégoût nos hideuses blessures ;
Que notre sale odeur les fasse défaillir ;
Que le parfum joyeux des grasses pourritures
Couvre de son vol noir leur joie et leur désir.
« Que nos cris d'agonie écorchent leurs oreilles ;
Que soit notre squelette à leur rêve accoudé.
Donne à leur bouche, ainsi qu'une bonne bouteille,
Ce vase de crachats que nous avons vidé. »
Sous la langue des morts j'ai recueilli l'obole.
Ô vous, pardonnez-moi, que j'avais oubliés !
J'irai, clamant partout votre sainte parole.
Puisque je suis vivant, c'est à moi de payer.
Il faut que votre voix toujours soit entendue.
Martyrs dont j'ai sauvé la terrible leçon,
Je jure de servir votre cause perdue :
Ce sera mon orgueil, ma gloire et ma rançon.
Henry-Jacques, « Lazare, Lazare, souviens-toi !… », La symphonie héroïque, Les Belles Lettres, 1921