À la mémoire de Georges Bannerot
Le fossoyeur a quitté sa vareuse.
Empoignant ses outils
À coups pesants et réguliers il creuse
Un sol jaune d'où l'eau n'est pas encor sortie.
Combien de corps déjà peuplent de leurs haillons
La ruche souterraine aux silencieux rayons ?
L'homme penché n'y songe guère.
Il a d'autres tranchées à faire
Pour les soldats cassés que rejette la guerre.
Le fossoyeur aux mains calleuses
Creuse sans hâte le sol gras.
C'est pour tes copains que tu creuses.
Vas-y, bonhomme aux rudes bras :
Toute leur foule y passera.
Le soldat fossoyeur aux jambes bleues ahanne
Et repousse la flâne
Comme un bon jardinier qui bêche ses carrés.
Mais il regarde
Le grand jardin de croix serrées
Où luisent les fleurs des cocardes.
C'est son œuvre d'hier qu'il faut grandir encor.
La mort
En fait épanouir sans cesse de nouvelles.
Déjà le vaste champ tourmenté par les pelles
Se gonfle d'une foule invisible de corps.
La ville du silence est pleine.
Mais pour l'œuvre de chaque jour
Il y a d'autres champs autour,
Et puis la plaine,
Toujours.
Des hommes défilent par là.
Ils ne pensaient à rien en gravissant la route
Et chantaient pour tromper leur fatigue aux abois,
Délivrés de la mort quelque part aux écoutes.
Mais ils ont vu le fossoyeur aux mains de glaise
En train d'ouvrir un trou béant
Dans le néant.
L'oubli s'en va, les voix se taisent,
La mort revient
Et semble regarder par les prunelles creuses
De ces tombeaux promis à leur pauvre destin.
C'est pour leur foule que tu creuses,
Vas-y, bonhomme aux rudes bras :
Toute l'armée y passera.
Le fossoyeur essuie la sueur de ses joues,
Et frottant sur ses pantalons
Des mains émaillées par la boue,
Empoigne son bidon.
Il boit un coup, torche sa lèvre
Et reprend les outils, sans fièvre,
Indifférent, morne, fatal
Comme la Destinée, et comme elle, banal.
Les champs sont pleins, du sud au nord,
Les rues de la cité des morts
De tous côtés allongent leurs antennes,
Et les croix par milliers écartèlent la plaine
Mais par-delà les horizons,
Par-delà les collines,
Par-delà les maisons
Des cités vivantes voisines,
Il y a d'autres sols et d'autres horizons
Qu'on peut pousser encor.
Allons !
Les champs sont vastes et fertiles,
La tombe est un nouveau sillon.
On peut encor
Jeter à bas le mur des villes
Devenues chaque jour un peu plus inutiles,
Et par-delà les horizons, les autres villes,
Encor.
Les hommes sont partis vers la guerre.
C'est pour leur paix dernière
Que tu t'acharnes sur la terre.
Vas-y, bonhomme aux rudes bras :
Toute la France y passera.
La nuit s'est emparée du jour.
Le fossoyeur creuse toujours,
Et son geste farouche
Se lève jusqu'au ciel qu'il touche
Et retombe profondément
Avec un bruit pesant :
Ahan !
Le fossoyeur n'est plus qu'une ombre gigantesque,
Et sur l'horizon pâle où s'étalait la fresque
Des hommes, des cités, des forêts et des monts,
Il n'y a plus que lui tout seul, vague démon,
Dont la forme penchée sur une œuvre terrible
Tressaille à chaque coup jeté dans l'invisible.
Dressé comme un remords sur le globe détruit,
Il travaille toujours, sans fatigue, sans bruit.
Et par millions, jusque par-delà les ténèbres,
Bras dessus, bras dessous, dansent les croix funèbres.
Et par delà les horizons,
Et par delà les plaines,
Du grain sans espoir de moissons
La terre est pleine.
Et par delà les horizons des horizons,
Il y a de quoi faire une fosse profonde.
Ne cesse jamais de creuser,
Fossoyeur des peuples brisés,
Pour les derniers repos du monde.
Ton ouvrage n'est pas fini,
Malgré la nuit,
Malgré le temps, malgré toi-même,
Les poings saignants,
Creuse toujours jusqu'au néant,
Jusqu'aux suprêmes
Sursauts de la pensée humaine
Que la guerre sur un brancard t'apportera.
C'est pour elle que tu travailles,
Ô fossoyeur bleu des batailles.
Vas-y, bonhomme aux rudes bras :
Toute la terre y passera.
Henry-Jacques, La symphonie héroïque, Les Belles Lettres, 1921