Vous qui dîtes : « Mourir, c'est le sort le plus beau »,
Et qui, sans le connaître, exaltez le tombeau,
Venez voir de plus près, dans ses affres, fidèle,
Cette mort du soldat qui vous semble si belle.
*
Un obus dans la fosse où nous sommes couchés.
De la terre, du feu, du bruit : un seul touché,
Mais celui-là, foutu ! deux éclats dans la tempe...
Le sang camoufle le visage où la mort rampe.
Rien à faire ; quelqu'un arrange un pansement,
Par habitude, ou par instinct de dévouement.
Puis comme il faut veiller pour étrangler l'attaque,
Que la guerre aux aguets farouchement nous traque,
On dépose le corps à même le talus.
C'est là qu'il agonise... un de moins, un de plus,
À qui le tour ?... L'attente ardue de la bataille
A chassé la pitié de toutes les entrailles.
Parfois un vague râle ou des mots bredouillés,
Un frisson crispe encor le visage souillé,
À la bouche tordue un peu de sang qui bave ;
La vie est cramponnée au corps comme à l'épave...
Puis quelqu'un, tout à coup se souvenant du corps,
Brusquement se détourne et dit : Un tel est mort !
*
Vingt hommes à la file au fond d'une tranchée,
Coltineurs d'explosifs sur leur tète penchée.
Tout à coup c'est la mort qui passe : un tremblement,
Un souffle rauque, un jet de flamme. En un moment
Les soldats ont fondu dans la rouge fumée,
Et la terre en sautant sur eux s'est refermée.
Quand le brouillard puant s'est enfin dégagé,
Le néant : aux débris du boyau mélangés
Des parcelles de chair et des bouts de capote.
Un bras nu, une main crispée sur une motte,
Des cheveux arrachés, de la boue et du sang.
On retrouverait d'eux, en les réunissant,
Morceaux de chair salie, de cervelle ou de moelle,
De quoi remplir à peine une moitié de toile.
*
D'un percutant soudain la sauvage folie
L'a rompu net ; son corps n'est plus qu'une charpie.
Les membres sont épars à travers le boyau
Et le ventre crevé laisse fuir ses boyaux.
La tête du martyr, d'un seul bloc arrachée,
Est allée s'aplatir au mur de la tranchée
Comme un épouvantable et grinçant mascaron.
Les cheveux roides sont rejetés sur le front.
La bouche ouverte dans la face foudroyée
Commence une clameur que la mort a broyée.
Les traits sont barbouillés de poudre jusqu'aux yeux.
La paupière est levée sur un regard vitreux.
Et ce masque, sculpté dans de la chair à gloire,
D'un effrayant rictus étarque sa peau noire,
Comme si l'homme, à l'instantané de l'éclair,
Avait vu, d'un regard, jusqu'au fond de l'enfer.
*
Et cet autre ? Le soir, de veille à son créneau,
Il s'est laissé surprendre au moment d'un assaut
Par les flammenwerfer d'une attaque hardie.
Échevelé de pourpre et vivant incendie
Il court, mais de ses mains qui flambent peu à peu
Cherche en vain d'arracher ses vêtements de feu.
Il se tord comme un fer rouge dans une forge ;
Des cris terrifiants rissolent dans sa gorge
Qui vont épouvanter les veilleurs dans la nuit.
Il court sans savoir où, mais son bûcher le suit.
La flamme, plus puissante enfin, qui le terrasse,
Jette sur le sol cuit la flambante carcasse.
Une étouffante odeur monte, de cuir grillé.
Ce n'est plus qu'un débris tout recroquevillé.
Et ce qui fut un homme à la pensée divine
En rougeoyants charbons lentement se calcine,
Laissant, en souvenir de son destin fatal,
Un tas de cendre où luit un fragment de métal.
*
Et les autres, les millions d'autres, les dirai-je ?
À quoi bon évoquer leur funèbre cortège,
Et leur face tendue, et leurs gestes déments,
Les hommes aplatis sous les effondrements,
Les enterrés tout vifs dans les abris qui croulent,
Les fantassins fauchés par les balles en houle,
Les asphyxiés, les écrasés, les massacrés,
Les malades crachant leurs poumons déchirés,
Spectres dont le bacille épuise la poitrine.
Ceux qui mettent des mois à mourir dans leur ruine...
À quoi bon ! Ils sont trop, on ne les connaît plus.
Un monument, des mots exaltant leurs vertus.
Des fleurs et des drapeaux joyeux ! Ô morts de France,
N'est-ce pas qu'il ne faut qu'un douloureux silence
À ceux dont la jeunesse a peuplé les tombeaux ?
Que le sort des martyrs n'est pas tellement beau ?
Que la seule splendeur, qu'on ignore ou qu'on nie,
C'est d'accepter la guerre que la mort a salie ?...
Henry-Jacques, La symphonie héroïque, Les Belles Lettres, 1921