J’ai passé la croix de fer (Léon-Paul Fargue)

J’ai passé la croix de fer frappée de la foudre. Les batteuses ronflent dans la ferme, sur la droite, et le vent me l’apporte comme aux vieux jours..

Je saute le fossé qui est toujours plein de bêtes étranges.. Il y a une fourmilière qui bouge comme de la fumée.. Plus tard, un complot de champignons derrière un chêne.. Ils tiennent leur marché couvert..

J’enfonce dans les feuilles mortes. Une bouffée de guêpes dérangées médisent..

En bas, j’entends déjà battre et rire au bord du lavoir.

Et je longe le chemin creux où nous avons tant joué, le chemin dont les bas murs de pierre où luit la broche d’un lézard et les coins riches d’une eau sombre nous semblaient gros de mystères.. J’ai rêvé que l’ombre du grand Moine noir m’y suivait du fond de la lande.. J’ai rêvé que la diligence qui me ramène aux pays que j’aime était attaquée par des Peaux-Rouges et percée d’une volée de flèches, un soir d’automne, au crépuscule..

Le buisson de gauche se creuse comme une vague. Au bout du désir, là-bas, sur la petite place où s’assied la lumière, la même barrière de branches tordues noue son serpent noir sur le ciel gonflé d’orage..

Tout retient son souffle. Une caresse d’un froid bleu pénètre les arbres. Il se fait de minces déclics de bêtes dans l’herbe..

Une grenouille gymnaste crève la mare comme un cerceau de crépon vert.. Des mouches traversent d’une voix sévère..

C’est ici qu’avaient lieu les longs combats de scarabées noirs dont rêvait notre enfance. En grand deuil, ils gagnaient parfois la cathédrale des ciguës. Bien des familles y périrent.. Entre les ronces enlacées jusqu’en haut du tertre qui monte à la lisière du Bois-Moine où tremble une lumière pâle, on voit encore leur cendre brune..


Que bientôt j’aborde aux vergers fermés de barrières grinçantes où les choux vont au bal en robes à paniers..

Là-bas le sapin étend sa main noire au bord des tours du château du Breuil pour voir s’il pleut..

J’entends les voix jaunes du village.. Des sabots tintent sur un carrelage. Les chiens ne m’ont pas encore éventé...

Et la pluie d’été va bien me surprendre. On l’entend déjà qui marche au bout du sentier..

Mais je n’ose pas remuer. Je n’ose pas souffrir.. J'ai peur d’effaroucher les souvenirs qui viennent se poser devant moi, comme des oiseaux...


Léon-Paul Fargue, Poëmes, 1926