Plainte des hommes (Henry-Jacques)

À la mémoire de Jean-Marc Bernard


Nous avons tout quitté pour d'incroyables voies,
Notre tâche d'amour, notre rêve, nos joies,
Et pour ne plus entendre en un cœur trop humain
Le pitoyable cri de la vie en déroute,
Nous l'avons étranglé, nous-mêmes, de nos mains.
Purs comme des enfants, sans regrets et sans doutes
Tendant l'épaule au sac par la douleur chargé,
Une chanson encore aux rythmes enragés
Pour cracher dans du bruit une pensée rebelle —
« Petite âme d'un sou, chantez, chantez la belle ! » —
Nous, les hommes de paix, les simples, les petits,
Laissant la maison triste et l'œuvre inachevée,
Humblement, gravement, nous avons consenti,
Âme des temps meilleurs, pour que tu sois sauvée.

Nous avons fait le don de tout
Sans mesurer le sacrifice.
Que notre volonté périsse !
Seigneur, ayez pitié de nous !

La guerre tourne ainsi qu'une chaîne sans fin.
Nous apprenons le froid, la misère, la faim,
La mort, que nous buvons dans chaque gorgée d'air.
L'étoile des soirs d'Août à notre âme allumée
Dans le ciel toujours noir brusquement s'est éteinte.
Il n'y a plus, là-haut, que les pâles fusées.
Tout s'enfuit. L'espoir nous roule dans ses feintes.
La tranchée nous retient quand même dans ses plaies,
En l'attente d'un jour que la mort a choisi,
Où la plupart de nous soudainement transis
Iront raidir dans l'herbe et pendre sur des claies.
Soit ! Le devoir est là où le sort nous attache,
Au bord du mur ouvert que l'habitude étaie
D'un pitoyable cœur dans une chair trop lâche.

Nous guettons la mort à genoux,
Mains jointes dans la terre grasse
Comme pour vous demander grâce.
Seigneur, ayez pitié de nous !

Nous n'avons plus l'espoir qui fait l'homme tranquille,
Nous n'avons plus la foi qui nous jette en avant,
Ni la saine pitié des simples, des fervents
Qui croient que toute peine, ici-bas, est utile.
Nous portons cependant de la bonne patience,
Du bon courage grave, attentif et discret,
Couchés en rond dans notre angoisse, toujours prêts...
Mais ils lèchent la mort avec obéissance.
Esprit plein de justice, et toi, cœur plein d'amour,
Vos rêves de bonté sont devenus trop lourds.
Nous sommes accablés d'un immense regret
D'user tant de vertus sur l'inusable guerre.
Mais elle agit en nous ainsi qu'un mal secret.
Qui nous délivrera de l'âme de nos pères ?

Nous acceptions jusqu'au dégoût
D'être les complices du crime.
Mais rien ne fermera l'abîme.
Seigneur, ayez pitié de nous !

Ainsi soit-il ! La guerre est dure aux pauvres gens.
Nous ne savons plus rien, qu'attendre... au fond du temps.
Le goût du sacrifice à nos lèvres amères,
Sur le monde endormi nous sommes en prière.
La nuit est longue avant la mort. Ainsi soit-il !
Venu des fils de fer où son couteau s'avive,
Comme il y a mille ans au jardin des Olives,
Sur le front en sueur des hommes et des dieux
Le vent des agonies couche sa lame aiguë.
Mais les dieux sont trop loin et les hommes trop vieux.
À force de fiel notre bouche s'est tue.
Nous n'attendons plus rien de l'auguste Nihil,
Que deux choses sans nom qui toutes deux délivrent :
L'obus qui fait mourir et la paix qui fait vivre.

Le ciel est vide comme un trou,
Nos prières y sont perdues.
En dépit de nos mains tendues
C'est la mort qui descend sur nous.

Seigneur, Seigneur, quand même, ayez pitié de nous !


Henry-Jacques, La symphonie héroïque, Les Belles Lettres, 1921