L’automne et la nuit et la pluie
―
Volez noirs souffles par l’espace ―
Et la froide plaine où trépasse
D’irrémédiable agonie
La ville de
ruines et d’impasses.
Oh si vieille (en bâtisses neuves)
Et
si penchante au bord d’abîmes,
Si prostrée,
elle pleure en veuve
À cause de l’exil des cimes.
Des noyés vont flottant au fleuve.
Ville exilée il ne sera d’étoiles
Le lourd plafond de ton ciel
Reste terne,
Reste automnale et vouée aux lanternes
De
tes songes fumeux et sous tes voiles
De pluie, de nuit, sois
veuve et solitaire :
Ta plainte tu l’encloras de
mystère
Car il n’est plus d’églises
où la taire ―
Larmes au ciel larmes aussi sur terre.
Par les rues, par les places en torpeur,
Tel
éternel mendiant pour son cœur
Rôde et
s’entête aux sourds marteaux des portes :
«
Ouvrez, ouvrez, c’est un printemps, j’apporte
Ma
grande faim de l’amer pain d’amour ;
Le froid
enroue ma chanson dans vos cours,
Ouvrez ! mon cœur
défaillant veut renaître. »
Mais les magiciennes aux fenêtres :
«
Non, le bissac de ton cœur est troué,
Va-t’en
plus loin nous t’avons trop donné. »
Les girouettes sur les toits
Ricanent toutes
à la fois.
Monuments aux reflets d’or de défunts
étés,
Ce sont les palais de Savoir et les
portiques
Du Dire, et raides, des parvis d’autorité,
S’érigent les mages aux faces identiques,
La
certitude aux miroirs pâles de leurs yeux...
Cœur
en détresse, le mendiant anxieux
Clame : «
Faites vous pas l’aumône de l’Idée ? »
« C’est ici son tombeau nous l’avons embaumée. »
Les lanternes se balancent
En dix mille absurdes danses.
Seule et si seule la ville
s’esseule
Au frôlis des pas de vagues passants,
Ombres qui se traînent lentes et veules
Aux accords
mouillés du vent vagissant ―
« Ô flambeaux éteints d’une vie entière ! »
Le répons des voix chantonne aux gouttières
Et goutte à goutte filtre tristement :
«
Tais-toi, nous sommes morts et dès longtemps. »
Les girouettes dans la brume
Toutes droites
se profilent
Et les lanternes, qui fument,
Valsent,
valsent dans la brume,
Un cortège file et défile
Aux lointains troubles de la brume.
Le mendiant s’éternise en la ville
hostile ;
Ses sanglots universels grelottent dans la brume ―
C’est la ville de pluie, c’est la ville de
nuit,
La lugubre cité si croulante à l’automne,
Des cloches en cadence, et, par les rues d’ennui,
Un
morne défilé de cercueils monotones...
Suis-les
donc à jamais spectre frustré d’espoir,
Nocturne
vagabond furtif et qu’on renie :
Va, sombre dans la
nuit et la pluie infinie,
Puisque tu voudrais croire et que tu
voudrais voir
―
Étrange destin de ta vieille âme honteuse
Et,
destin, tes pas lourds, et la cité brumeuse ―
Erre seul à jamais par le Vide et le Noir
À
jamais à jamais par le Vide et le Noir...
Adolphe Retté, Cloches dans la Nuit, 1887