Sillages (Adolphe Retté)

L’automne et la nuit et la pluie
― Volez noirs souffles par l’espace ―
Et la froide plaine où trépasse
D’irrémédiable agonie
La ville de ruines et d’impasses.

Oh si vieille (en bâtisses neuves)
Et si penchante au bord d’abîmes,
Si prostrée, elle pleure en veuve
À cause de l’exil des cimes.

Des noyés vont flottant au fleuve.

Ville exilée il ne sera d’étoiles
Le lourd plafond de ton ciel
                                                   Reste terne,
Reste automnale et vouée aux lanternes
De tes songes fumeux et sous tes voiles
De pluie, de nuit, sois veuve et solitaire :
Ta plainte tu l’encloras de mystère
Car il n’est plus d’églises où la taire ―
Larmes au ciel larmes aussi sur terre.

Par les rues, par les places en torpeur,
Tel éternel mendiant pour son cœur
Rôde et s’entête aux sourds marteaux des portes :
« Ouvrez, ouvrez, c’est un printemps, j’apporte
Ma grande faim de l’amer pain d’amour ;
Le froid enroue ma chanson dans vos cours,
Ouvrez ! mon cœur défaillant veut renaître. »

Mais les magiciennes aux fenêtres :
« Non, le bissac de ton cœur est troué,
Va-t’en plus loin nous t’avons trop donné. »

Les girouettes sur les toits
Ricanent toutes à la fois.

Monuments aux reflets d’or de défunts étés,
Ce sont les palais de Savoir et les portiques
Du Dire, et raides, des parvis d’autorité,
S’érigent les mages aux faces identiques,
La certitude aux miroirs pâles de leurs yeux...
Cœur en détresse, le mendiant anxieux
Clame : « Faites vous pas l’aumône de l’Idée ? »

« C’est ici son tombeau nous l’avons embaumée. »

              Les lanternes se balancent
              En dix mille absurdes danses.
Seule et si seule la ville s’esseule
Au frôlis des pas de vagues passants,
Ombres qui se traînent lentes et veules
Aux accords mouillés du vent vagissant ―

« Ô flambeaux éteints d’une vie entière ! »

Le répons des voix chantonne aux gouttières
Et goutte à goutte filtre tristement :
« Tais-toi, nous sommes morts et dès longtemps. »

Les girouettes dans la brume
Toutes droites se profilent
Et les lanternes, qui fument,
Valsent, valsent dans la brume,
Un cortège file et défile
Aux lointains troubles de la brume.

Le mendiant s’éternise en la ville hostile ;
Ses sanglots universels grelottent dans la brume ―
C’est la ville de pluie, c’est la ville de nuit,
La lugubre cité si croulante à l’automne,
Des cloches en cadence, et, par les rues d’ennui,
Un morne défilé de cercueils monotones...
Suis-les donc à jamais spectre frustré d’espoir,
Nocturne vagabond furtif et qu’on renie :
Va, sombre dans la nuit et la pluie infinie,
Puisque tu voudrais croire et que tu voudrais voir
― Étrange destin de ta vieille âme honteuse
Et, destin, tes pas lourds, et la cité brumeuse ―
Erre seul à jamais par le Vide et le Noir
À jamais à jamais par le Vide et le Noir...


Adolphe Retté, Cloches dans la Nuit, 1887