Triptyque de ma mort (Valentine de Saint-Point)

Lorsque j’aurai cessé d’interroger en vain, —
Toujours, l’impénétrable et sinistre mystère,
Du chaos au néant, de la graine au levain,
Des hommes et des dieux, du soleil, de la terre,
De l’amant que j’épie après qu’il a crié, —
De tout autour de moi, de tous, et de moi-même ;
Que, lasse de guetter ce secret varié,
De me revoir dans tout, d’être de tout l’emblème,
J’aurai vécu la vie innombrable de l’Un ;
Lorsqu’à la sensation succédera le rêve
Qui se dissipera comme un subtil parfum
Dans la dernière ardeur de ma jeunesse brève ;
Lorsque, ayant sangloté de révolte et d’amour,
Je me tairai pour être à jamais impassible ;
Lorsque, après le sommet, la pente du retour
Devant moi s’étendra sans horizon ni cible
Pour recréer ma force amante de l’écueil ;
Lorsque j’aurai perdu l’infini qui m’exhorte
À magnifier ma vie : la vigueur et l’orgueil ;
Lorsque je blêmirai, lorsque je serai morte :
Pour vous qui m’aimerez que mon corps soit sacré,
Tel le cadavre hautain d’une trop forte ivresse
Que n’assoupit jamais l’âpre désir ancré
Au cœur de mon instinct, torche de ma jeunesse.
Puisque superbement mon corps sous le soleil,
Mon amant, a frémi, gardez-le de la boue
Où grouille la vermine, et qu’il ne soit pareil
Aux morts, dans la terre, où je défends qu’il échoue.

Poussez-le à la flamme, et que, purifié,
Désagrégé, chaleur vibrante d’étincelles,
Violemment il devienne — à jamais délié
Des racines de l’homme instables, éternelles —
Pur principe de vie exprimé du trépas,
Et que l’air enfiévré caressant un jeune homme
Ignorant mon destin et comment on me nomme
Lui arrache un grand cri qu’il ne comprendra pas.

Ou bien sur un rocher hissez haut mon squelette.
Sans regret offrez-le à l’aigle et au vautour,
Pour que mes os blanchis s’émiettent alentour,
Étalant au soleil sa volupté secrète.

Ou plutôt emportez dans l’Océan ma chair,
Pour la replonger dans son essence première,
La matrice du monde. Et sous le soleil clair
Qu’elle soit élément et qu’elle soit Lumière.


Valentine de Saint-Point, Poèmes d’Orgueil, 1908