Le fils du noir (Oswald Durand)

I

Je ne puis plus aimer ; le souffle d’une femme
Ne fera plus frémir mon cœur maintenant froid,
Car, il a fui, ce temps où deux yeux en mon âme
Allumaient un désir mêlé d’un vague effroi :

Vieillard de trente étés, mon cœur n’a plus de flamme ;
Je m’en vais las, courbé, sans joie et sans émoi :
La colombe roucoule et l’amante se pâme,
Tout s’aime et se caresse en vain autour de moi...

Pourtant mon cœur est plein de sève encor ! Le monde
Ne l’a point desséché de son haleine immonde
Ni flétri des baisers impurs de ses Phrynés.

À vingt ans, j’aimai Lise ; elle était blanche et frêle ;
Moi, l’enfant du soleil, hélas ! trop brun pour elle,
Je n’eus pas un regard de ses yeux étonnés...

II

Pourtant ma mère était aussi blanche que Lise !
Elle avait des yeux bleus où s’endormaient les pleurs ;
Quand elle rougissait de crainte ou de surprise,
On croyait voir soudain une grenade en fleurs !...

Sa chevelure était blonde aussi. Sous la brise,
Elle couvrait son front pâli dans les douleurs.
Mon père était plus noir que moi. Pourtant l’Église,
Dans un pieux hymen maria leurs couleurs...

Puis l’on vit — doux contraste — à sa blanche mamelle
Pendre un enfant doré comme nos bruns maïs,
Ardent comme un soleil de notre beau pays.

Orphelin, je vis Lise et je l’aimai comme elle ;
Mais son front pur pâlit à mes aveux troublants :
Le fils du Noir fit peur à la fille des Blancs...



Oswald Durand, Rires et Pleurs, 1896